Regards croisés : les chercheurs doivent-ils être des lanceurs d'alerte ?

03 juin 2025

Les lanceurs d’alerte occupent une place particulière dans la société. En révélant des scandales sanitaires ou environnementaux, ils se posent comme des défenseurs de l’intérêt public. Lorsqu’il s’agit de chercheurs, leur action suscite des questions d’ordre éthique et juridique, propres à leur statut.

Deux experts nous aident à décrypter ce lien parfois ténu entre liberté d’expression et responsabilité scientifique.

  • Portrait de Jean-Noël Jouzel, sociologue, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris.

    Jean-Noël Jouzel

    Sociologue, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris.

    Il travaille sur les controverses de santé environnementale et de santé au travail liées aux produits toxiques, d’origine industrielle ou agricole.

  • Portrait d'Olivier Leclerc, docteur en droit, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre de Théorie et Analyse du Droit.

    Olivier Leclerc

    Docteur en droit, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre de Théorie et Analyse du Droit.

    Il consacre sa recherche aux conditions juridiques de la production scientifique et à son utilisation publique et privée.

Jean-Noël Jouzel

En France, le phénomène de lanceur d’alerte est apparu il y a une trentaine d’années, avec, par exemple, les scandales du sang contaminé ou de l’amiante. Il n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis, notamment grâce aux scientifiques qui n’hésitent plus à révéler les informations susceptibles d’avoir un impact sur la santé et la sécurité de leurs concitoyens. Certains d’entre eux ne se contentent plus de publier les résultats de leurs recherches dans des revues spécialisées, et font le choix de l’action militante.

Comment, dès lors, faire valoir leur droit d’alerte pour protéger la population sans outrepasser leur rôle ni exposer la communauté scientifique à laquelle ils appartiennent ? C’est toute la question de la frontière entre engagement individuel, devoir de réserve scientifique et prise de parole au nom de l’intérêt général.

De plus en plus de chercheurs se sentent impuissants face aux grands sujets de société, comme l’urgence climatique ou les risques cancérogènes liés aux pesticides. Ils expriment un décalage parfois insupportable entre leur perception du risque et le temps de réaction du monde politique et économique. À cela s’ajoute la crainte de ne pas être entendus ou, pire, d’être manipulés dans un système où le temps long de la science est peu compatible avec la vitesse des réseaux sociaux ou le danger des fake news. Car au-delà de la parole scientifique, il existe un danger démocratique : les chercheurs doivent pouvoir travailler et faire connaître le fruit de leurs recherches, quand bien même leurs données sont alarmantes. La reconnaissance de leur rôle de lanceur d’alerte, grâce à la loi, est un facteur clé pour la démocratie.

Olivier Leclerc

Les chercheurs peuvent devenir des lanceurs d’alerte, mais ils n’y sont pas obligés. C’est une nuance importante : s’engager est un choix, pas une obligation juridique ni même éthique.

Sur le plan juridique, l’alerte est d’ailleurs qualifiée et définie par des textes qui n’ont cessé d’évoluer depuis les années 1990. La loi Sapin de 2016, relative à la transparence de la vie publique, introduit une définition légale du lanceur d’alerte en France. Cette reconnaissance permet de le protéger contre les risques de licenciement ou de responsabilité pénale pour violation de secrets, par exemple.

Dans notre pays, plus qu’ailleurs, les scientifiques ont une liberté d’expression très large, encadrée par le droit européen. Ils peuvent même critiquer leur institution, publier des pétitions ou lancer une alerte en toute légalité, dans la mesure où ils respectent les critères de l’intégrité scientifique : la rigueur méthodologique, la transparence des données et l’impartialité. Ils ont donc le droit de s’exprimer comme citoyens porteurs de valeurs, au-delà de leur fonction de chercheur, à condition de rester dans les limites de l’objectivité scientifique, contrôlée par leurs pairs. L’engagement public des chercheurs est compatible avec leur devoir de réserve ; c’est même un gage de transparence et de déontologie de l’expertise scientifique, qui bénéficie à la société tout entière.

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